Dans une embarcation de fortune, le groupe de migrants se retrouve brutalement refoulé des côtes grecques avant d’être détenu durant plusieurs semaines dans une prison turque.
Ils étaient prêts à prendre tous les risques pour fuir le Liban et la misère dans laquelle ils y vivaient. Ils ont vu la mort, ils ont été refoulés, incarcérés pour, en fin de compte, être renvoyés à la case départ.Voici l’histoire de 82 Libanais de Tripoli qui, le 5 octobre dernier, se sont lancés dans une folle entreprise pour gagner l’Europe via l’Italie. Un voyage clandestin qui a tourné court au large des côtes grecques, avant un passage dans les geôles turques, d’après les témoignages recueillis par L’Orient-Le Jour auprès de plusieurs d’entre eux à Mina. Parmi ces 82 Libanais, il y a de tous les âges, il y a des familles et des personnes seules. Tous affirment être revenus traumatisés, dépouillés de leurs dernières maigres économies comme de leurs illusions, à la vie qu’ils tentaient de fuir, dans un pays en crise et dans une ville dont la réputation de région la plus pauvre sur la Méditerranée n’est plus à faire. « L’idée d’émigrer coûte que coûte me taraude, ainsi que nombre de mes amis et voisins ici à Mina, depuis le début de 2020, raconte Osman, 24 ans, l’un des migrants clandestins. Nous vivons tous dans des conditions de pauvreté extrême. » Un groupe d’habitants de Mina s’était formé autour de la volonté de fuir cette misère. Le plan avait été échafaudé progressivement. « Nous avons tous cotisé pour acheter une petite embarcation qui nous emmènerait loin de l’enfer où nous vivons dans ce pays et de cette vie qui s’apparente davantage à la mort », poursuit-il.
Dans ce groupe, il y a aussi Abdel Rahman, 29 ans, père d’une fillette et d’un nouveau-né. Il n’a pas hésité à se joindre à ce projet avec femme et enfants. « Le prix de l’embarcation, 20 000 dollars tout de même, a été laborieusement réuni par les familles, à raison de quelque 270 dollars par personne, se souvient-il. Puis nous avons décidé de prendre le large à partir de Qalamoun plutôt que Mina, un port plus connu où nous aurions davantage attiré l’attention des gardes-côtes libanais. »
Dans cette entreprise, poursuit Abdel Rahman, nombre de familles ont englouti leurs maigres économies, vendant le peu d’anciens meubles qu’ils avaient encore pour s’offrir, outre le bateau, des équipements de navigation et d’éclairage, sans compter plus de 4 000 litres d’essence pour le moteur, devant théoriquement leur permettre de tenir jusqu’en Italie.
C’est très tôt que le voyage a viré à la mésaventure, l’embarcation ayant bien failli même ne pas sortir des eaux libanaises. Trop chargé, le bateau progresse plus lentement que ne l’espèrent ses nombreux passagers. Très vite, ils sont pris en chasse par la marine libanaise. Ils parviennent toutefois in extremis à gagner les eaux internationales et donc à échapper aux militaires libanais, qui rebroussent chemin. Une chance ? Pas vraiment, les passagers n’en sont qu’au début de leur calvaire.
Arrêtés par les autorités grecques
« Les premiers jours se sont déroulés sans problèmes majeurs, raconte oum Mohammad, qui avait embarqué en compagnie de ses deux enfants. Nous avons dépassé Chypre puis la Turquie. Nous venions d’arriver au large des côtes grecques quand nous avons été surpris par une violente tempête qui a endommagé notre embarcation. Très vite, le bateau a pris l’eau. À ce moment-là, nous avions peur de la noyade. Face à cette situation, un des passagers a contacté les forces de sécurité grecques pour leur demander de pouvoir accoster dans un port le temps de réparer le bateau et de nous approvisionner en vivres. » Selon elle, les forces de sécurité grecques ont permis au bateau de gagner une île, avant d’arrêter ses passagers et de les embarquer de force sur un vaisseau de la marine nationale.
Tous les témoignages récoltés auprès des passagers clandestins concordent sur la brutalité physique avec laquelle ils ont été traités, adultes et enfants, durant cet épisode. Ils disent avoir été laissés sans eau, nourriture ou couvertures dans le froid de la nuit, avant d’être littéralement jetés dans des canots pneumatiques, quatre en tout. L’Orient-Le Jour a sollicité l’ambassade de Grèce pour une réponse à ces allégations, mais ne l’avait toujours pas obtenue au moment de mettre sous presse.
Laissés à la merci des flots dans les pneumatiques, les clandestins sont au désespoir. Hamza, un des jeunes passagers, se souvient des péripéties qui ont suivi : « Nous devons notre salut provisoire à un jeune homme qui a récupéré un téléphone caché dans un soulier, avec une batterie chargée à seulement 7 %. Il a réussi à joindre le numéro d’urgence turc, le 112, et a expliqué en anglais aux agents de sécurité notre situation », relate-t-il.
L’arrivée des vaisseaux turcs permet alors de secourir les 82 Libanais à la dérive. Emmenés à Izmir par les militaires, ils sont accueillis dans un petit camp par le gouverneur de la ville et des journalistes. On leur promet alors un retour rapide au Liban. Mais il ne s’agissait là en fait que du prélude à une nouvelle mésaventure.
Le traitement par les autorités turques était correct les premiers jours, se souvient Hamza. Mais trois jours plus tard, tous les passagers sont emmenés vers la ville de Aydin et jetés en prison. Les femmes et les enfants d’un côté de l’établissement, les hommes de l’autre. « Nous étions bien dans une prison, pas dans un camp, insiste Hamza. Nous avons côtoyé des trafiquants de drogue, des terroristes de Daech (groupe État islamique) et des meurtriers. » Sollicitée par L’OLJ, l’ambassade de Turquie au Liban a refusé de commenter le récit des clandestins.
La prison turque dans laquelle les migrants libanais ont été détenus près de 40 jours. Photo fournie par les rescapés
La prison turque dans laquelle les migrants libanais ont été détenus près de 40 jours. Photo fournie par les rescapés
Dans les geôles turques
En prison, le traitement réservé aux clandestins est nettement plus musclé que devant les caméras des journalistes. Hamza raconte 39 jours au cours desquels ses compagnons et lui ont été rudoyés et empêchés de contacter leurs proches au Liban. Le jeune homme assure qu’on leur servait de la mauvaise nourriture et qu’on ne leur permettait de boire qu’à quelques rares occasions. Un séjour à proprement parler « traumatisant », assure-t-il. « Un jour, une prisonnière d’origine iranienne est décédée d’une embolie cérébrale, raconte Hamza. La panique a gagné des dizaines de femmes qui partageaient sa cellule, elles ont été prises de vertiges et d’évanouissement. Alertés par leurs cris, nous avons alors décidé d’organiser une protestation et d’interpeller le directeur de la prison. Tout ce que nous avons récolté, ce sont des coups dont les traces sont toujours visibles sur nos corps. »
Oum Mohammad, elle, a pensé qu’elle ne sortirait jamais vivante de cette aventure. Le plus pénible, dit-elle, ce sont les pressions exercées par des détenues de Daech qui ont profité du confinement pour tenter de rallier les prisonnières à leur cause et imposer leur idéologie. « Nos plaintes au directeur de la prison n’y ont rien fait », se désole-t-elle.
Ce sera finalement la mère de famille qui initiera une action en vue de libérer les clandestins. « Dès qu’on m’a permis de contacter ma sœur au Liban à partir de la prison, je lui ai demandé de plaider notre cause auprès de l’opinion publique et des responsables, affirme-t-elle. C’est probablement ce qui a motivé la visite du gouverneur d’Izmir à la prison et ses ordres pour mettre un terme aux mauvais traitements qu’on nous infligeait. »
Au Liban, le cheikh Mohammad el-Ech, imam de la mosquée Mariam bint Omran à Mina, s’empare de la cause et crée un comité pour la libération des détenus. À L’OLJ, il explique avoir contacté différentes forces politiques ainsi que le directeur de la Sûreté générale Abbas Ibrahim, qui promet de suivre l’affaire. Il ajoute regretter l’attitude timorée, selon lui, de certains politiciens, plus soucieux de ne pas porter atteinte aux relations avec la Grèce et la Turquie que d’aider les Libanais.
Le retour à la vie d’avant
« Le dernier jour, raconte Hamza, on nous a demandé de nous rendre dans une pièce où nous avons subi un test de dépistage du Covid-19. On nous a alors annoncé que nous serions rapatriés au Liban. » Les 82 Libanais sont ensuite emmenés en bus à Adana où ils sont remis à des agents de l’ordre libanais qui ont fait le voyage pour les raccompagner au Liban. Les clandestins affirment qu’ils n’ont pas pu récupérer le maigre pécule qui leur restait, les autorités turques ayant déclaré avoir consacré cet argent saisi aux frais du voyage.
« Ce périple a fini par ressembler à une mort provisoire », déplore Hamza. Il accuse les autorités libanaises de pousser les gens au désespoir et à des extrémités qui entraînent des tragédies. « La plupart des membres de notre groupe d’infortune sont des chômeurs. Ce pays ne nous permet pas de vivre une vie digne », lance-t-il.
Comme Hamza et ses compagnons, ils sont nombreux à tenter ce type d’aventure en espérant qu’elle débouche sur une vie meilleure. Et si ce groupe a pris le large de sa propre initiative, d’autres sont les victimes de marchands d’illusions, des trafiquants de clandestins que les forces de l’ordre libanaises poursuivent activement, assure une source de sécurité. Selon cette dernière, ce trafic est florissant depuis l’été 2020 : les bateaux partent en pleine journée, prétextant une virée touristique dans l’une des îles libanaises, avant de changer brusquement de cap et de sortir des eaux libanaises.
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